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    Opération Paperclip

     

    Originellement appellé Opération Overcast, l’Opération Paperclip fut menée à la fin de la Seconde Guerre mondiale par l'état-major des armées des États-Unis, à l'insu du Président Roosevelt, afin d’exfiltrer et de recruter près de 1 500 scientifiques allemands issus du complexe militaro-industriel allemand pour lutter contre l'URSS et récupérer les armes secrètes du Troisième Reich. Ces scientifiques effectuèrent des recherches dans divers domaines, notamment sur les armes chimiques (Zyklon B), sur l'usage des psychotropes, sur la conquête spatiale, sur les missiles balistiques et sur les armes à longue portée (bombes volantes V1 et V2).

    Loin de les affecter à des postes subalternes, le Département de la Défense des États-Unis leur confia la direction de ses programmes de recherches. Ils furent affectés aux bases de White Sands, dans le Nouveau-Mexique, et à Fort Bliss, au Texas. Grâce en partie à l'aide de ces scientifiques, l'avancée technologique des États-Unis fut considérable pendant la guerre froide.

    Le projet est stoppé en 1957, lorsque l'Allemagne de l'Ouest proteste auprès du gouvernement des États-Unis qui la dépouille de ses compétences scientifiques et l'opération Paperclip sera déclassifiée en 1973.

    Préliminaires

    Avec l'entrée en guerre des États-Unis, est créé un camp d'internement à Fort Hunt près d'Alexandria en Virginie en 1942 pour interroger les prisonniers de guerre allemands ayant des connaissances techniques et scientifiques sur le complexe militaro-industriel allemand et ses systèmes d'armes perfectionnés tels les officiers de U-Boot, officiers de l'Afrika Korps ou scientifiques.

    Près de 3 400 détenus sont ainsi passés par Fort Hunt entre 1942 et 1946 ; 600 interrogateurs avaient pour mission de leur soutirer des informations, en particulier sur les avancées technologiques du Reich.

    Une partie de ceux-ci rejoindra la Joint Intelligence Objectives Agency chargé de l'opération Paperclip.

    Quelques scientifiques et responsables allemands

    • Arthur Rudolph
    • Kurt Blome
    • Major général Walter Schreiber
    • Reinhard Gehlen
    • Alexander Lippisch
    • Hans von Ohain
    • Wernher von Braun
    • Bernhard Tessmann

    Opérations parallèles à l'Est, en Europe, en Argentine

    L'Union soviétique chercha aussi à récupérer le savoir des spécialistes allemands (surtout pour les moteurs d'avions et de fusées) encore présents sur le territoire qu'elle occupait. Ce fut le Département 7 (opérations scientifiques) qui fut chargé de l'opération. Tout d'abord, les personnels furent regroupés et purent continuer leurs recherches. Au bout d'un certain temps, ils furent tous emmenés avec leurs familles dans le cadre d'un déménagement surprise dans plusieurs villes d'Union soviétique où tout avait été préparé pour les recevoir.

    Ils furent cependant renvoyés en République démocratique allemande à partir de 1952 lorsque les spécialistes russes qui les entouraient eurent rattrapé leur retard technologique.

    Le Royaume-Uni et la France menèrent des opérations similaires avec des moyens plus limités pour récupérer le savoir technologique de l'Allemagne, par exemple plusieurs installations d'essais aéronautiques furent démontées en Allemagne et reconstruites en France. Une centaine de techniciens et ingénieurs allemands du IIIe Reich travaillèrent à la mise au point des premiers moteurs à réaction de la chasse française (SNECMA Atar), du premier Airbus et des premières fusées françaises. De même, le premier hélicoptère construit dans l'usine devenue plus tard Eurocopter à Marignane, le SE 3000, était une évolution d'un modèle récupéré en Allemagne, le Focke-Achgelis FA 223 Drache.

    L'Argentine fut aussi dans la course et ses services secrets proposèrent à partir de 1944 à des ingénieurs allemands comme Kurt Tank, le concepteur du Focke-Wulf FW 190, de travailler dans son industrie aéronautique. Quand le président Juan Peron perdit le pouvoir en 1955, l'équipe des anciens de Focke-Wulf se dispersa, beaucoup partant aux États-Unis ou en Inde.

    Observation

    Comme l'a écrit Vincent Jauvert dans le Nouvel Observateur paru le 11 juillet 2002 :

    « Quoi qu’il en soit, en ouvrant un grand nombre des dossiers secrets de la guerre froide, l’Amérique a montré sa face hideuse mais aussi son attachement à la transparence démocratique. Quelle autre nation ose mettre sur la place publique les preuves de ses compromissions ? Aucune. Ni la Grande-Bretagne, ni la Russie, ni… la France. Ces pays se sont-ils mieux comportés que les États-Unis ? Rien n’est moins sûr : le SDECE, le MI6 et le KGB ont, eux aussi, recruté bon nombre d’anciens SS et bourreaux de la Gestapo. Mais eux ne l’avouent pas. Il faut dire qu’à Paris, Londres et Moscou, personne ne les y invite, ni les parlementaires, ni les opinions. »

     

    L'opération Paperclip

    D'abord nommée "Overcast", c'est en février 1945 que le traité de l'opération est signé afin de préparer l'après-guerre, mais dans une violation flagrante et précoce des accords de Yalta. Ce traité, conclu par les chefs d'état anglais, américain et russe, est entre aures mené par la section T-2 pour identifier et mettre la main sur les scientifiques et ingénieurs nazis ayant travaillé sur les programmes aéronautiques du Reich, notamment les fusées : l'usine allemande des V-2 de Dora-Mittlebau est placée sous contrôle russe. Pourtant, les services secrets américains décident de faire main basse sur tout ce qui peut être pris dans l'usine.

    Le 2 mai, peu après la nomination de Harry Truman comme président des Etats-Unis suite à la mort de Roosevelt, Wernher Von Braun et son équipe sont récupérés du site de Dora-Mittlebau par les alliés.

    Le 31 mai, le dernier convoi de camions du colonel Holger Toftoy quitte le site de Dora-Mittlebau, quelques heures à peine avant l'arrivée des troupes soviétiques. Les éléments saisis sont d'abord acheminés à Anvers, puis transportés par bateau jusqu'à la Nouvelle-Orléans, pour finir leur transit secret au sein de l'arsenal Redstone dans l'Etat de l'Alabama.

    Pour calmer la colère des soviétiques, les américains promettent de rendre ce qu'ils ont pris mais envoient en lieu et place un chargement de pièces de tracteur défectueuses. Si l'immédiate issue de la 2nde guerre mondiale a donné le sentiment d'une relative entente entre russes et américains, cette opération coup de poing est l'un des nombreux incidents qui vont alimenter de manière souterraine le terreau d'une terrible guerre froide.

    Au total, près de 2000 nazis sont convertis (à l'aide de méthodes de contrôle programmé de l'esprit selon certains). Parmi eux, Von Braun et ses collègues qui vont être amenés à lancer dans le désert du Nouveau-Mexique des V-2 récupérés par les troupes américaines.

    En septembre, 1946, convaincu que les scientifiques allemands pourraient aider aux efforts d'après-guerre américains, le président Truman donne son accord pour autoriser le "Projet Paperclip" ("Trombone", intitulé ainsi parce que les dossiers scientifiques étaient attaqués avec à trombone aux dossiers d'immigration de ces scientifiques), un programme pour sélectionner des scientifiques allemands pour travailler pour le compte des Etats-Unis durant la "guerre froide". Cependant, Truman exclut expressemment toute personne ayant été membre du parti Nazi et plus qu'un participant nominal dans ses activités, ou un supporter actif du nazisme ou du militarisme.

    Le département G-2 est responsable de la dissimulation, du secret et de la sécurité de l'opération Paperclip. Il se doit de surveiller l'activité de toute personne pouvant représenter un risque pour le projet.

    Le JIOA mène des enquêtes de fond sur les scientifiques à récupérer dans le cadre du projet Paperclip. En février 1947, Bosquet Wev, directeur du JIOA soumet pour examen le première groupe de dossiers de de scientifiques aux Département d'Etat et de la Justice.

    Les dossiers sont accablant. Samauel Klaus, le représentant du Département d'Etat au comité du JIOA, indique que tous les scientifiques du premier lot étaient des "nazis férus". Leurs demandes de visa sont refusées. Wev est furieux au JIOA. Il rédige un memo d'avertissement indiquant que les meilleurs intérêts des Etats-Unis ont été subjugués aux efforts consacrés à "battre un cheval nazi mort". Il déclare également que le retour de ces scientifiques en Allemagne, où ils pourraient être exploités par les ennemis de l'Amérique, représente une menace de sécurité bien plus grande pour ce pays que tout affiliation à l'ancien nazi qu'ils aient pu être ou même toute sympathies nazies qu'ils aient pu avoir.

    Lorsque le JIOA fut formé pour enquêter sur le fond et la forme des dossiers des nazis, le chef du renseignement nazi Reinhard Gehlen rencontre Allen Dulles, directeur de la CIA. Dulles et Gehlen hit it off immediatly. Gehlen était un maître espion pour les nazis et avait infiltré la Russie avec son vaste réseau de renseignement nazi. Dulles promet à Gehlen que son unité de renseignement est protégée au sein de la CIA.

    Apparemment, Wev décide de contourner le problème. Dulles fait réécrire les dossiers des scientifiques afin d'éliminer tout élément incriminant. Comme promis, Dulles livre l'unité de renseignement nazie à la CIA, qui débouchera par la suite sur de nombreux projets masquant la prolongation de recherches folles nazies (MK-Ultra/Artichoke, Opération Midnight Climax)

    L'équipe de scientifiques allemands à Fort Bliss (Texas) en 1947. En médaillon, Wernher Von Braun (7ème à partir de la droite)
    L'équipe de scientifiques allemands à Fort Bliss (Texas) en 1947. En médaillon, Wernher Von Braun (7ème à partir de la droite)

    Le Renseignement Militaire "nettoie" les dossiers des références nazies. Un bon exemple de la modification de ces dossiers est le cas de Wernher von Braun. Un rapport du 18 septembre 1947 sur le scientifique allemand des fusées indique Le sujet est perçu comme une menace potentielle pour la sécurité par le Gouverneur Militaire. En février suivant, une nouvelle évaluation de sécurité de Von Braun indique Aucune information dérogatoire n'est disponible sur le sujet... L'opinion du Gouvernement Militaire est qu'il ne devrait pas constituer de menace pour la sécurité des Etats-Unis.

    L'opération Paperclip aboutit à la naturalisation d'un premier groupe de plus de 50 scientifiques allemands le 11 novembre 1954 à Birmingham (Alabama). En 1955, c'est plus de 760 scientifiques allemands qui ont obtenu la citoyenneté américaine et des postes proéminents dans la communauté scientifique américaine. Nombre d'entre eux ont longtemps été membres du parti nazi et de la Gestapo, ont mené des expériences sur des humains dans des camps de concentration, ont exploité le travail d'esclaves, et commis d'autres crimes de guerre.

    Dans un exposé de 1985 dans le Bulletin des Scientifiques Atomistes, Linda Hunt déclare avoir examiné plus de 130 rapports sur des sujets liés au Projet Paperclip -- et chacun d'entre eux a été modifié pour éliminer la classification de menace pour la sécurité. Truman, qui avait explicitement ordonné de ne pas admettre des nazis dans le cadre du Projet Paperclip, n'a apparemment jamais été averti de la violation de cette directive. Les archives du Département d'Etat et les mémoires d'officiels de l'époque confirment cela. En fait, d'après le livre "Opération Paperclip" de Clare Lasby, les officiels du projet couvrèrent leurs plans d'un tel secret qu'ils abusèrent leur propre président; à Potsdam il refuta leurs activités et augmenta indubitablement la suspicion et le manque de confiance envers les Russes, alimentant ainsi probablement encore plus la Guerre Froide.

    Le projet est stoppé en 1957, lorsque l'Allemagne de l'Ouest proteste auprès des Etats-Unis qui la dépouillent de ses compétences scientifiques.

    L'opération Paperclip sera déclassifiée en 1973.

     

    Vincent Jauvert
    Quand l’Amerique recrutait des officiers SS

    Nouvel Observateur, 11.7.2002

    Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis savent qu’ils devront bientôt affronter le communisme en passe de conquérir la moitié de l’Europe. Dans cette nouvelle lutte à mort, tous les coups sont permis. Même le recours aux organisateurs de l’Holocauste. On savait que les relations entre les services secrets américains et l’appareil nazi étaient troubles. En scrutant les archives récemment ouvertes aux Etats-Unis, Vincent Jauvert a découvert l’incroyable ampleur de cette alliance contre nature: celle qui a conduit les hommes de Roosevelt et Truman, pour combattre Staline, à recruter les pires criminels de Hitler

    Le février 1954, un officier du contre-espionnage de l’armée américaine écrit à propos d’un citoyen autrichien, un certain Hermann Höfle: «Le sujet est ponctuel et courtois. Il pourrait être pour nous un agent fiable […] malgré son passé dans la SS et la Gestapo…»

    Dans la note adressée à ses supérieurs du CIC (Counter Intelligence Corps), l’Américain ne livre aucun détail sur le passé de ce Höfle, comme si cela n’était pas important. Pourtant, grâce aux archives biographiques des SS récupérées par l’US Army en 1945, il sait que sa future recrue, cet homme si «ponctuel et courtois», fut l’un des pires bourreaux nazis – un des maîtres d’œuvre de l’Holocauste.

    En 1942, l’officier supérieur SS Hermann Höfle était en effet commandant adjoint de l’opération Reinhard: l’extermination de tous les juifs vivant en Pologne occupée. C’est Höfle qui a organisé le planning des déportations des juifs de Varsovie, Lublin, Radom, Cracovie et Lvov. C’est Höfle qui a supervisé la construction des camps de la mort de Sobibor, Treblinka et Belzec. C’est Höfle qui y a fait installer des chambres à gaz et des fours crématoires. Et c’est cet homme, poursuivi par la justice polonaise et qui a réussi à fuir pendant douze ans, que le CIC décide, en février 1954, de recruter sous le faux nom de Hans Hartman, moyennant un salaire de 100 deutschemarks par mois.

    La carrière américaine du nazi Höfle ne durera pas. Dès juin 1954, il sera remercié, non pas à cause de son passé mais parce que son rendement d’espion n’est pas bon. Relâché, seul, dans la nature, l’ancien SS sera finalement arrêté pour crimes de guerre en 1961 et se suicidera dans une prison de Vienne, avant d’avoir été jugé – et d’avoir révélé ses relations particulières avec le contre-espionnage de l’US Army.

    Combien de criminels nazis ont-ils été ainsi recrutés par les services secrets américains dans les années d’après-guerre? Combien ont été aussi protégés, soustraits aux justices européennes et envoyés en Amérique du Sud par ces mêmes services? Il y a eu, on le sait, Klaus Barbie (voir encadré ci-dessus), le chef de la Gestapo de Lyon, devenu agent du CIC de 1947 à 1951 en Bavière et «exfiltré» vers la Colombie afin qu’il échappe à la justice française. Quels sont les autres Barbie?

    Pendant la guerre froide, les Etats-Unis n’ont jamais voulu répondre à ces questions (à part, contraints et forcés, sur Barbie). Ils entendaient couvrir les officiers impliqués, préserver l’image des libérateurs de l’Europe et, avant tout, priver Moscou d’un thème de propagande.

    Depuis la chute du mur de Berlin, Washington a commencé, sous la pression de multiples ONG et parlementaires, à reconnaître ses liens passés avec des serviteurs du Reich. En 1990, la CIA a ouvert les dossiers de l’opération secrète Paperclip, le recrutement de centaines de scientifiques allemands (dont Wernher von Braun, le père des V2 et du programme spatial américain). Bill Clinton est allé plus loin. En 1998, il fait voter une loi contraignant toutes les administrations, y compris les services secrets, à ouvrir l’ensemble de leurs archives sur les criminels de guerre nazis. L’opération doit être terminée en 2003.

    Des milliers de documents ont été rendus publics cette année. Certains mettent fin à de vieilles rumeurs concernant la prétendue collaboration de nazis célèbres avec la CIA. En particulier, il apparaît que le chef de la Gestapo, Heinrich Müller, qui a disparu quelques jours avant la capitulation du Reich, et dont la propagande soviétique avait fait un agent américain, n’a jamais été un collaborateur de la CIA, et qu’au contraire celle-ci a multiplié les efforts pour retrouver le criminel – en vain: Müller étant probablement mort dès mai 1945.

    D’autres découvertes dans les archives sont beaucoup moins flatteuses pour la CIA et ses prédécesseurs. Elles sont même atterrantes. Il s’agit du nombre de tortionnaires enrôlés, en parfaite connaissance de cause, par les services secrets de Washington. «Au total, il y eut au moins plusieurs dizaines de cas et peut-être plus de cent», explique l’historien Richard Breitman, qui prépare un rapport sur le sujet pour le Congrès.

    Les premiers recrutements d’officiers allemands par les organes de renseignement de l’US Army commencent pendant la débâcle de la Wehrmacht au printemps 1945. L’armée américaine veut empêcher les dignitaires du Reich de fuir, et d’emporter leurs butins dans leur cavale. Des SS ou des hommes de la Gestapo vont dénoncer leurs anciens maîtres, révéler leur planque. A cette époque, cette compromission avec des nazis embarrasse quelques officiers traitants américains. L’un d’eux écrit en avril 1945 à propos d’une recrue: «[X] est, évidemment, un homme dangereux. (…) Pour éviter que l’on nous accuse de travailler avec un nazi réactionnaire [sic!], je crois que nous devons avoir avec cette source des contacts aussi indirects que possible.»

    Mais, en quelques mois, l’atmosphère change radicalement. C’est le début de la guerre froide. L’ennemi n’est plus l’Allemand défait mais l’ancien allié soviétique qui installe sa dictature dans les zones qu’il occupe et menace d’accroître ses conquêtes territoriales, vers l’ouest. Dès le 1er mars 1946, le CIC décrète que la «cible principale» est désormais l’Union soviétique. Il lui faut connaître l’ordre de bataille de l’Armée rouge et du NKVD (l’ancêtre du KGB), la biographie de leurs responsables et leurs intentions. Il doit aussi infiltrer les partis communistes européens, chevaux de Troie de Moscou. Mais, sur ses alliés d’hier, le contre-espionnage américain est totalement démuni: il n’a ni informations ni informateurs. Les nazis ont dix ans d’avance. Depuis les années 1930, les espions du Reich ont tissé de vastes réseaux d’agents en terres staliniennes, ils ont constitué des milliers de dossiers. Les Américains décident de les enrôler en masse.

    L’un des responsables du CIC pour l’ Europe, Richard Helms – qui deviendra patron de la CIA à la fin des années 1960 – écrit dans un mémorandum de septembre 1946: «Il est de la plus urgente priorité de découvrir […] tous ceux [les Allemands] qui ont une expérience en matière de renseignement concernant la Russie et [de repérer] ceux qui pourront continuer ce même travail pour nous.» Dans cette note, Helms n’exclut personne, ni les nazis ni les SS, quel que soit leur passé.

    Les officiers allemands qui vont collaborer avec les Américains contre l’Union Soviétique ne sont pas tous des criminels de guerre. Ainsi, les anciens de l’Abwehr – le service de renseignement de l’armée allemande – ont souvent été des ennemis acharnés des SS, parfois même des opposants déclarés du régime. Ils n’ont, en général, pas participé directement aux massacres de civils (qu’ils ont néanmoins laissé faire). Le plus célèbre d’entre eux est le général Reinhard Gehlen, qui a dirigé l’Abwehr sur le front de l’Est et qui mettra son organisation au service des Américains dès juillet 1945, avant de devenir en 1956 le patron fondateur du BND (le service secret de l’Allemagne de l’Ouest)

    Etait-ce immoral de recruter ces Allemands-là, plus «propres» que beaucoup d’autres et si utiles dans la guerre secrète contre l’armée stalinienne? Peut-être pas au tout début mais, d’après les archives, les Américains se sont vite aperçus que les réseaux utilisés par ces anciens de l’Abwehr, et réactivés au profit de l’US Army, comprenaient beaucoup d’ex-membres de la SS et de la Gestapo. Et ils n’ont pas fait grand-chose pour mettre un terme à ces collaborations déshonorantes (voir encadré).
    Le CIC a donc aussi recruté lui-même bon nombre de barbares, de tortionnaires, en n’ignorant rien de leur passé. Ainsi, le docteur Emil Augsburg, alias Alberti, alias Althaus, qui est enrôlé le 1er mai 1947. Sa fiche signalétique le décrit comme un homme grand (1,85 mètre), «albinos, qui fume énormément». Il est présenté par ses officiers traitants comme un intellectuel «honnête, idéaliste, qui aime le vin et la bonne chère», «un excellent scientifique antisoviétique» et «sans préjugés». On ajoute qu’il était membre du parti nazi et capitaine SS. Pourquoi est-il recruté? Parce qu’il est l’un des meilleurs experts du monde communiste. Il a dirigé l’institut Wannsee de Berlin, qui menait des études sur l’Europe orientale au profit du service d’espionnage des SS. Il a eu accès à tous les renseignements recueillis par les agents du Reich en Union soviétique. C’est une perle rare de l’antistalinisme.

    Mais la fiche mentionne aussi qu’Emil Augsburg est recherché pour crimes de guerre par la Pologne. Avant de rejoindre l’institut Wannsee, le bon docteur a fait partie, en 1940 et 1941, d’un Einsatz Kommando, qui menait en Pologne et en Russie des opérations dites «spéciales»: le massacre de juifs et autres personnes jugées indésirables par les nazis.

    Malgré ce terrifiant passé qu’elle connaît, l’US Army ne livrera pas Emil Augsburg à la justice polonaise. Et l’assassin travaillera pour les services américains jusqu’en 1956 (en dépit des réserves de son premier chef, un certain Klaus Barbie, qui craignait qu’Augsburg ne soit un agent double trahissant le CIC au profit des… Français). Finalement Augsburg rejoindra le BND qui l’emploiera pendant dix ans, jusqu’en 1966.

    Autre exemple de cette collusion si longtemps niée: le major SS Wilhelm Höttl recruté en 1948. Lui aussi fut un artisan zélé de la Shoah. A la fin de la guerre, il était le conseiller politique du représentant de Hitler à Budapest. En mai et juin 1944, il a participé à la déportation de 440000 juifs hongrois vers le camp d’Auschwitz. Arrêté en 1945 par les Américains, il témoigne au procès de Nuremberg. C’est lui qui livre le premier «chiffrage» de l’Holocauste. A la barre du tribunal, il déclare: «A la fin du mois d’août 1944, Eichmann m’a dit que, dans différents camps d’extermination, approximativement 4 millions de juifs ont été tués et que 2 autres millions ont été liquidés d’autres façons. Il a ajouté que ce chiffre [de 6 millions] était un secret d’Etat.»

    Confident d’Eichmann, cet Höttl est un monstre, mais c’est aussi un spécialiste de l’implantation communiste en Europe du Sud-Est. Il est donc libéré en 1947 par l’US Army et rejoint le bureau du CIC de Vienne. Son embauche ne fait pas l’unanimité parmi les officiers. L’un d’eux écrit dans une note: «Si elle venait à être révélée [notre] utilisation de Höttl serait incompréhensible pour tous les Allemands et Autrichiens "propres".» Mais les manœuvres soviétiques balaient toutes réserves morales. En 1948, c’est le coup de Prague et le blocus de Berlin. Dans sa guerre de l’ombre contre Staline, Washington est prêt à employer n’importe qui, y compris un Wilhelm Höttl.
    A l’ancien major SS, le CIC de Vienne confie la direction de deux réseaux de renseignement. Le premier – nom de code «Mont Vermont» – est chargé d’espionner la zone d’occupation russe de l’Autriche. Il est composé d’une vingtaine de sources; parmi elles, «Edi» et «Walter», deux anciens lieutenants SS. Le second réseau – nom de code «Montgomery» – doit infiltrer les forces russes installées en Hongrie. L’adjoint de Höttl pour cette opération est un Hongrois fanatique et tortionnaire, un certain Karoly Ney, qui a créé un détachement SS dans son pays. Il sera remplacé par autre ancien SS, Erich Kernmayer, qui a pris, pendant la guerre, la direction de journaux viennois «aryanisés» (spoliés à leurs propriétaires juifs).

    Höttl est remercié un an plus tard par le CIC pour mauvais résultats, mais il est réembauché sur-le-champ par la toute jeune CIA, via l’organisation du général Gehlen (voir encadré p. 23). De l’agence américaine, Höttl recevra 600 deutschemarks par mois jusqu’en 1954, avant que la CIA ne décide, à son tour, de se séparer de l’encombrant personnage, déclaré «escroc du renseignement». Mais le criminel a des ressources. Pendant la guerre, il a volé de multiples biens «aryanisés», notamment des bijoux. Grâce à une petite fortune ainsi accumulée, il montera une maison d’édition à Vienne, où il mourra en… 1997, sans jamais avoir été inquiété.

    Il y a d’autres cas nauséabonds. En décembre 1947, alors que les Occidentaux craignent de voir le Parti communiste prendre le pouvoir en Italie, le CIC confie à l’ancien major SS Karl Haas un réseau d’espionnage à Rome dont le nom de code est «Los Angeles». Haas et ses agents ont pour mission d’«obtenir des informations sur les activités et les personnalités du PCI et [d’]établir la liste des éléments communistes les plus dangereux». Qui sont les sources de Haas, stipendiées par l’armée américaine? Des «dignitaires du Vatican» (dont le chef du service de presse), mais aussi deux anciens responsables de l’organisation chargée par Mussolini d’assassiner les antifascistes italiens ainsi que «des membres d’un mouvement néofasciste clandestin».

    En 1948, le CIC de Rome envisage d’élargir ce réseau «Los Angeles» et d’installer un agent permanent à Palerme. Dans une note, un officier américain justifie ainsi ce projet: dans la capitale sicilienne, écrit-il, un «ancien du SD [NDLR: le service d’espionnage de la SS] affirme être en contact direct avec le bandit Giuliano et sa bande. [Ceux-ci] pourraient réaliser pour nous des missions spéciales clandestines [autrement dit, des meurtres]. Cela ne nous que coûterait 200 dollars par mois». Giuliano a-t-il effectivement été enrôlé par le CIC? Les archives ne le disent pas encore.

    De même, elles livrent peu de détails inédits sur la fuite des criminels de guerre en Amérique latine. Seule une note secrète de la CIA datée du 3 avril 1950 rapporte avec précision les conditions de vie des fuyards du IIIe Reich en Bolivie: «Entre 1200 et 1800 anciens nazis qui ont émigré vers l’Amérique du Sud après 1946, et quelques-unes de leurs épouses, vivent dans de petites implantations situées le long des vallées du rio Madidi et du rio Beni dans le nord-ouest de la Bolivie. […] Cette colonie s’étend sur environ 15 kilomètres sur les rives des deux fleuves.» Le mémo ajoute: «Chaque implantation possède au moins deux mitrailleuses (soit 500 au total), un nombre considérable d’armes légères de fabrication allemande et une grande quantité de munitions. […] Tous [ces exilés] parlent très mal l’espagnol.»

    Combien ont été amenés dans cette colonie par les services américains? Mystère. Les dossiers déclassifiés n’apportent rien de neuf sur la fameuse opération Rat Line, l’exfiltration en Amérique latine de certains agents menacés, opération mise au jour, en 1983, dans un rapport explosif du ministère américain de la Justice décrivant les liens entre la CIA et Klaus Barbie. A part « le boucher de Lyon », combien d’autres tortionnaires ont-ils bénéficié de ce canal clandestin, organisé, de Rome, par le prêtre oustachi Krunoslav Draganovitch (voir encadré) et financé par l’US Army? On ne le saura sans doute jamais. Le principal «client» américain de la Rat Line, le major James Milano du CIC, a récemment publié ses Mémoires («Soldiers, Spies and the Rat Line», Brassey’s, 1995). Il y explique que presque tous les documents liés à cette opération ont été volontairement détruits. Et, dans son livre, il ne décrit que des cas de «défecteurs» de l’armée soviétique passés à l’Ouest, puis envoyés, via la Rat Line, en Argentine. Il nie s’être occupé de nazis – à part Klaus Barbie. Dit-il la vérité?

    Beaucoup de criminels de guerre ont fui grâce à l’autre fameux réseau d’exfiltration monté par d’anciens SS: Odessa. Y avait-il des liens entre les services américains et Odessa, comme cela a été souvent dit? Les documents désormais accessibles ne le disent pas. Mais tout n’est pas encore ouvert. «Sur certains sujets, la CIA traîne les pieds, explique Richard Breitman. Elle applique la loi de 1998 de manière restrictive. Nous essayons de la convaincre d’être plus transparente encore.»

    Quoi qu’il en soit, en ouvrant un grand nombre des dossiers secrets de la guerre froide, l’Amérique a montré sa face hideuse mais aussi son attachement à la transparence démocratique. Quelle autre nation ose mettre sur la place publique les preuves de ses compromissions? Aucune. Ni la Grande-Bretagne, ni la Russie, ni… la France. Ces pays se sont-ils mieux comportés que les Etats-Unis? Rien n’est moins sûr: le Sdece, le MI6 et le KGB ont, eux aussi, recruté bon nombre d’anciens SS et bourreaux de la Gestapo. Mais eux ne l’avouent pas. Il faut dire qu’à Paris, Londres et Moscou personne ne les y invite, ni les parlementaires ni les opinions publiques. En la matière, il y a un modèle américain.

     





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